Doit-on tous être absolument bienveillants ?
Retrouver le bon sens (des mots) dans la communication
Bienveillance, innovation, humain, audace : voilà des mots que l'on retrouve aujourd'hui dans tous les briefs des entreprises.
Bienveillance a d'ailleurs été élu mot de l'année 2018 par Le Robert :
On voit ces mots tellement employés, qu’on en arrive à entendre cela :
"Je sais que tout le monde dit qu'il est bienveillant. Mais nous, on l'est vraiment."
Comme un besoin de légitimer l'emploi d'un mot trop souvent utilisé pour décrire des réalités différentes.
Certains mots sont aujourd'hui usés, et ré-usés. Élimés. Galvaudés. La bienveillance (malheureusement ?) en fait partie. Car à force de voir tout un chacun affirmer haut et fort qu'il est bienveillant, voir des marques afficher parmi leurs valeurs la bienveillance, comment démêler le vrai du faux ? Quelle réalité mettre sous ce terme de bienveillance ?
Alors, j'ai eu envie de m'interroger sur le sens des mots. Et sur ce qui fait sens, aujourd'hui, dans la communication. Est-ce que dire, c'est faire ? Et comment nous comprendre ?
Et a-t-on forcément besoin d'être bienveillant ?
Spoiler : non.
Sens par-ci et sens par-là
Il y a deux sens dans le mot sens, les deux venant d'étymons différents :
le latin a donné "la signification"
le germanique a donné "la direction"
Comprendre le mot sens et tous ses sens 👇
Est-ce que dans la communication, le sens d'un mot peut donner un sens, une direction, à notre message ? Vers où nous mène l'utilisation des mots ?
Pour répondre à ces questions, j'ai d'abord eu envie de m'interroger sur ce qu'est le sens. Et pour cela, j'ai contacté Caroline Atallah, docteure en sémantique et maître de conférence à l'Université de Rennes.
🎙 L’avis de la docteure ès sens
▪ Est-ce que la question "quel est le sens d'un mot" est aussi difficile que celle "quel est le sens de la vie" ?
C.A. : Et si on s’intéressait au sens du mot « vie » justement ? Comparons « Il est encore en vie », « Il mène une vie insouciante », « Il protège sa vie privée », « Il déborde de vie », « Il gagne sa vie ». Dans ces exemples, le mot « vie » désigne tantôt le fait de vivre, une manière de vivre, une part de l’existence, de l’énergie, ou encore de l’argent. Il revêt ainsi différents sens selon ses emplois (et bien d’autres non recensés ici). Ainsi, si l’on peut attribuer autant de sens à la vie qu’il existe de « vivants », on peut aussi attribuer autant (ou presque) de sens à un mot qu’il existe de contextes dans lequel il peut apparaître. Dans les deux cas, il est illusoire de croire qu’une réponse simple existe !
▪ Donc si je comprends bien, ce qui donne pour toi le sens d'un mot est la phrase dans lequel il est utilisé... ?
C.A. : Le sens d’un mot dépend effectivement de la phrase dans laquelle il est utilisé, c’est-à-dire des mots qui le précèdent et de ceux qui le suivent. Mais ce n’est pas tout, les choses sont encore plus complexes. Le sens d’un mot dépend aussi d’autres paramètres, extérieurs à la phrase, extérieurs à la langue. Une même phrase prononcée dans des contextes différents n’aura pas forcément le même sens. Reprenons le mot « vie ». L’exclamation « Quelle vie ! » peut aussi bien dénoncer des difficultés rencontrées qu’exprimer de l’enthousiasme, voire de l’admiration. Dans le premier cas, il revêt une valeur négative, alors que dans le second cette valeur est positive. Le sens d’un mot ne dépend donc pas uniquement des mots qui l’entourent dans la phrase, mais également du contexte dans lequel il est prononcé : qui le prononce, quand, où, à qui, etc.
▪ Mais donc, que faire des dictionnaires ? Quel crédit attribuer aux sens qu'ils nous donnent des mots de la langue ?
C.A. : C’est là toute la difficulté de la conception d’un dictionnaire ! Il s’agit, dans chaque entrée, pour chaque mot défini, de lister et d’organiser les différents sens que celui-ci peut prendre. Les dictionnaires présentent d’ailleurs souvent les mots dans des contextes : à une définition est associé un exemple. Cela permet à l’utilisateur de prendre connaissance des différents emplois du mot. Mais la conception d’un dictionnaire est soumise à différentes contraintes, parmi lesquelles sa taille. Tous les mots de la langue n’ont pas la place d’y figurer, le problème est le même pour tous les sens associés à chacun des mots. Concevoir un dictionnaire, c’est faire des choix : certains mots et certains sens sont retenus aux dépens d’autres. Ainsi, même les plus gros dictionnaires ne recensent qu’un échantillon de la langue, échantillon qui, de plus n'est propre qu'à un moment donné. N’oublions pas que la langue évolue et que ce qui est observé aujourd’hui ne sera plus forcément valable demain !
☕️ Pause lecture : en parlant de l'évolution de la langue, je vous recommande fortement la lecture de cet article de Pascal Beria publié sur le blog de Kontnü au sujet de la temporalité des mots. Nous l'avions d'ailleurs partagé sur la page Linkedin de Rédactographe.
▪ Si un mot varie d'un contexte à l'autre, d'une phrase à l'autre, et que les dictionnaires sont forcément incomplets, comment faire pour nous comprendre ? Par exemple, quand un client nous dit que dans ses valeurs, il y a la "bienveillance", ou alors qu'il veut un texte au style "moderne", comment percevoir exactement le sens qu'il met derrière ces termes ?
C.A. : Comme je le disais, le sens dépend du contexte. Et c’est justement la connaissance du contexte qui va nous permettre d’interpréter correctement le sens d’un mot. Le mot moderne n’aura pas le même sens d’un individu à un autre, d’une entreprise à une autre, d’un domaine professionnel à un autre. Par exemple, l’art moderne désigne une période qui s’arrête dans les années 1950… Pas si « moderne » que ça ?! Autrement dit, pour saisir le sens « exact » d’un mot, il est nécessaire de bien connaître l’environnement dans lequel il est employé. Chaque domaine a ses propres « codes ». Pour qu’une communication soit possible, il faut s’assurer que l’interlocuteur maîtrise ces codes.
▪ Penses-tu que certains mots sont plus forts que d'autres ? Par exemple que "gratitude" serait plus fort que "reconnaissance" ?
C.A. : En effet, employer un mot plutôt qu’un autre pour désigner ce qui semble être une même réalité n’est pas un choix anodin. Par exemple, si je dis de quelqu’un qu’il est meurtri plutôt que blessé, je cherche à produire un certain effet, meurtri sera ressenti comme étant plus « fort » que blessé. A l’inverse, dans certains contextes, on peut être amené à choisir volontairement un terme moins « fort », c’est le cas lorsqu’on remercie quelqu’un pour le licencier. Ces effets sont possibles du fait du caractère polysémique des mots, c’est-à-dire de leur propriété d’être associés à plusieurs sens. Par exemple, dans les différents sens que peut recevoir le mot meurtrir, certains sont plus « forts » que ceux associés à blesser : meurtrir signifie initialement « tuer ». L’ensemble des sens que peut recevoir un même mot joue donc un rôle dans la manière dont il sera reçu une fois employé.
▪ Et un mot peut-il "perdre" de son sens à force d'être sur-employé ? Je pense à bienveillance ou innovation qui aujourd'hui sont empruntés par tous, au point d'en devenir galvaudés ?
C.A. : Un mot naît généralement avec un sens, unique. C’est son utilisation qui va amener son sens à évoluer, il va recevoir de nouveaux sens, et parfois en voir disparaître d’autres. Plus un mot est utilisé, plus il sera doté de sens différents. Et plus un mot est doté de sens différents, plus ces sens s’en trouveront, d’une certaine manière, affaiblis. C’est pour cette raison notamment que les mots gratitude et existence nous semblent actuellement plus « forts » que reconnaissance et vie ; ou encore que bienveillance et innovation nous semblent « affaiblis ».
Doit-on pour autant accuser ceux qui se revendiquent bienveillants ou innovants de ne pas répondre aux « vraies » définitions de ces mots ? Ou, pire encore, d’avoir « vidé » ceux-ci de leur sens ? Je répondrais que, bien au contraire, les mots bienveillance et innovation n’ont jamais été aussi vivants et riches de sens ! En les employant, nous leur attribuons de nouvelles valeurs, de nouvelles nuances. Nous sommes ainsi tous, en tant que locuteurs, responsables du destin des mots. Alors, oui, le sens de ces mots n’est sans doute plus le même et, du fait de cette évolution, il est probable que le monde compte aujourd’hui bien plus de personnes bienveillantes qu’avant… De quoi se plaint-on ?!
Merci Caroline pour cet éclairage ! 🙌
Et en effet, de quoi se plaint-on ?
Je dirais d'une communication fade, sans risque. Car afficher comme valeur la "bienveillance" c'est faire usage du même terme que son voisin. Un terme qui s'en retrouve, donc, "affaibli".
Vous l'aviez remarqué ?
On parle de l'usage d'un mot, qui vient donc du verbe "user"...
Dire et faire
Au delà de ce manque de créativité, la communication utilise parfois des mots comme un vernis pour recouvrir, cacher, ce qui ne peut se dire. Des valeurs affichées, mais finalement pas partagées. Des storytellings à outrance qui cachent une réalité moins reluisante. De la bienveillance annoncée, mais un management tout sauf bien bienveillant. Ainsi, quand une marque de bijoux qui utilise le terme de "responsable" dans ses valeurs voit la réalité d'une production délocalisée remonter à la surface, on se dit que le décalage entre dire et faire, entre le sens des mots employés et la réalité qu'ils dénotent, est digne d'un grand écart bien acrobatique.
La communication devient mensonge et les mots sont employés... à contre-sens.
Faire sens, c’est donc d'abord être en accord entre le dire et le faire.
Et dans quel sens devrait aller la communication ? Comment utiliser les mots dans le bon sens ?
Aujourd'hui, chacun étale sur LinkedIn, à grand renfort de citations surannées, qu'il est un bon recruteur, un bon manager, un bon collaborateur. Chaque site web affiche une page "Nos valeurs". remplie de mots galvaudés ?
Jamais la haine ne cesse par la haine, c'est la bienveillance qui réconcilie. - Bouddha
🤯 Cacophonie de mots pour ne rien dire. Poudre au yeux. (Tire-au-flan ?)
La communication doit au contraire trouver le mot juste. Et l'habiter. Le faire vivre. Bref, le contextualiser pour en révéler le sens qu'on lui donne. Un mot ne dira jamais tout d'une marque, d'une entreprise. Une valeur se devine dans chaque recoin de la communication d'une marque et au-delà, dans sa posture sociétale. Comme son nom ne pourra pas laisser transparaître l'intégralité des valeurs à afficher, en même temps que les produits vendus ou les services dispensés.
Et si un mot, à force d'être utilisé, prend différents sens, et se retrouve "affaibli", il va donc falloir être plus créatif. Chercher ailleurs. Faire le pas de côté. Un vrai défi, dans la sur-information et sur-communication à laquelle nous assistons aujourd'hui.
Personne ne jugera une entreprise qui n'affiche pas la bienveillance parmi ses valeurs. Le jugement viendra plutôt d'une bienveillance molle, voire feinte.
Alors retrouvons de la justesse, de la force, de l'authenticité dans les mots que nous employons. Et que ces emplois en révèlent les sens. Nous reprendrons ainsi, une jolie dose de bon sens.
Et la prochaine fois que quelqu'un s'affichera comme "bienveillant", posez-lui la question :
Qu'entendez-vous par là ?
Puis trouvez le mot juste. Il y en a forcément un. Ce sera peut-être bienveillant. Mais qui sait, ce pourrait être un mot plus puissant.
PS : Qui êtes-vous ? Qu'attendez-vous de ces Rédactologies ?
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🗣 Les prises de parole de Rédactographe ce mois-ci :
Ana nous a parlé des prénoms comme noms de marque (et rêve depuis d’acheter une étagère qui s’appelle Georgette)
On a exploré les mots résolution et bleu sur Instagram
Marine a suscité le débat sur les anglicismes sur LinkedIn (on peut dire qu’elle a clashé)
Ana nous a expliqué l’expression “Bayer aux corneilles” sur LinkedIn